Interview de l'auteur sur RFI France le 15 août 2006: pour écouter, cliquer ici

Coupures de presse

"Notre origine ne semble pas si importante et pourtant, nous avons tous un rapport mystérieux au pays d'où nous venons." Randal Douc.
Cambodge Soir, 20/07/2006
"Mais petit à petit, j'ai appris à crier. Le metteur en scène m'a dit d'être violente comme un chien enragé qui mord dès qu'on le dérange. Avec une arme à la main, je devais haïr et avoir envie de tuer tout ce qui me dérangeait." (...) "Quand mon père nous racontait les exécutions et la famine sous les Khmers rouges, nous avions peur en l'écoutant. Mais notre peur était passagère car nous ne voyions pas cela de nos propres yeux. En jouant [ Les hommes désertés], j'ai l'impression qu'elle restera gravée dans ma mémoire." Chenda, comédienne.
Cambodge Soir, 28/08/2006


"J'ai finalement choisi de m'inspirer de Pol Pot. Une voix douce, caressante, un visage amical, et derrière ces faux airs, des intentions noires." Vanny, comédien.
Cambodge Soir, 29/08/2006

"C'était un pari incroyablement risqué de faire cette mise en scène sur les lieux mêmes du drame et vous aviez rendu ce défi plus risqué encore en y associant des acteurs qui l'ont vécu soit eux-mêmes, soit à travers leurs proches. Votre entreprise ne pouvait qu'être une grande réussite ou un échec patent. Je l'ai ressenti comme une étonnante et inattendue réussite. De très loin la représentation la plus intelligente, la plus achevée et la plus judicieuse qu'il nous ait été donné de voir ici." Alain Daniel. Lettre Ouverte, 25/09/2006


Jeudi 20 juillet 2006

Cambodge Soir. Rencontre.

Randal Douc libère la parole d'une génération

C'est l'histoire d'une jeune française, Laure. Son père s'est installé dans un petit pays d'Asie et ne donne plus de nouvelles. La jeune fille part donc à sa recherche. Mais le pays est en proie à une violente guerre civile. Laure n'est pas concernée par les malheurs de la population. Pourtant, elle ne peut ignorer la douleur de ces frères ennemis qui n'arrivent plus à communiquer. Voici le point de départ de l'histoire Les hommes désertés, la pièce écrite par Randal Douc, un auteur franco-khmer. Ce petit pays d'Asie n'est jamais nommé mais chacun devine facilement les contours du Cambodge. L'action se déroule ainsi aux alentours d'un fameux 17 avril, jour de la prise de Phnom Penh par les khmers rouges. Ces derniers s'appellent dans la pièce les écharpes noires. Malgré ces clins d'oeil historiques évidents, Randal Douc ne veut pas que sa pièce se passe au Cambodge. "C'est une manière de dire que cette histoire nous concerne tous. Cela s'est passé au Cambodge mais ça peut se passer ailleurs. Et puis, je ne voulais pas que les gens jugent l'histoire à la lumière de ce qu'ils savent sur le Cambodge. Je ne parle pas seulement de l'histoire du pays mais également d'un personnage qui se cherche. La recherche du père, c'est la recherche d'une transmission qui fait défaut", explique le dramaturge.
Si l'histoire de Laure n'est pas celle de l'écrivain, il existe des similitudes entre le personnage de fiction et son créateur. Il ne manque pas un père à Randal Douc mais un histoire, celle de son pays. Randal Douc est né au Cambodge en 1971. Son père, Douc Rasy, ancien député et diplomate célèbre, s'exile en France quatre ans plus tard. L'auteur de théâtre ne vivra pas les horreurs de la période khmère rouge. "Mes parents ne parlaient pas ou très peu de ce qui se passait au Cambodge. Peut-être ont-ils voulu ouvrir un parapluie sur leurs enfants et nous protéger. Les parents ne parlent pas forcément de leur souffrances", essaye-t-il aujourd'hui de comprendre. Son père a perdu huit [sic] soeurs en 1975 mais Randal Douc ne les a pas connues. Aucun réel sentiment de perte chez l'auteur de 35 ans. Son rapport particulier au Cambodge, il l'a désigné sous l'appellation de la génération de "l'absence". "J'ai souffert de l'histoire du Cambodge de manière indirecte. Je suis l'intermédiaire entre ceux qui ont vécu de manière violente le régime des khmers rouges, qui ont perdu des proches, et ceux qui sont nés après", explique-t-il aujourd'hui, tentant de mettre des mots sur le sentiment de vide qui l'habite.
Randal Douc ne tentera pas immédiatement de combler cette absence de lien. Il poursuit des études de mathématiques appliquées, mène une brillante carrière dans l'enseignement et la recherche et donne aujourd'hui des cours à l'Ecole Polytechnique. Le déclic viendra d'un film, la déchirure.



C'est la deuxième fois qu'il le voit mais ce jour-là, son émotion le surprend. "Je suis pourtant de culture française. Mais en regardant ce film, je me suis senti attrapé, bouleversé. Notre origine ne semble pas si importante et pourtant, nous avons tous un rapport mystérieux au pays d'où nous venons. Peut-être est-ce à ce moment-là qu'est né ma curiosité."
Le jeune homme se nourrit alors de livres, de reportages, de films... tout document sur le Cambodge qui puisse combler cette absence de racines. Certaines anecdotes piochées dans les récits de survivants peuplent à présent ses pièces de théâtre. "Dans un témoignage, un homme racontait comment les Khmers rouges tuaient les gens de son village. Ils enfermaient leur tête dans un sac plastique afin que leurs cris soient étouffés. Cette façon de supprimer la parole m'a beaucoup marqué."
Une fois toutes ces informations ingurgités, le Franco-khmer a la conviction intime qu'il doit libérer une parole. D'abord pour lui mais aussi pour toute cette génération de l'absence. Randal Douc ayant suivi une formation de comédien à l'école de Chaillot, ses premiers écrits seront des pièces de théâtre. Une forme qui correspond très bien au message qu'il porte. "Le théâtre est également une transmission. Le metteur en scène et les acteurs enrichissent le texte. Ils lui apportent leur expérience personnelle. Puis c'est au public de faire travailler son imaginaire."
Randal Douc a effectué son propre mélange dans les hommes désertés. L'histoire parle du Cambodge mais l'écriture et la forme sont françaises. Et d'après une idée du metteur en scène, Christophe Maltot, la pièce qui se jouera pour la première fois au Cambodge va intégrer des acteurs acteurs cambodgiens. Ce mélange de culture ne se veut pas politique mai, suivant les traces de son père, Randal Douc ne peut s'empêcher de nourrir de grands espoirs pour ce projet. "Le théâtre à la française peut aussi être porteur d'un message. On peut faire passer des idées qui ne seront jamais dites ou publiées dans les journaux, confie-t-il. J'espère que ce projet va faire réfléchir les comédiens cambodgiens et que le théâtre pourra devenir, dans ce pays, une forme de libération de l'expression."

Tiphanie Roquette


Lundi 28 août 2006

Cambodge Soir. Féminin Singulier.

De Chenda à Thida, la naissance d'une comédienne

En arrivant au café du Centre culturel français (CCF), Pumtheara Chenda déclenche des murmures parmi un groupe de jeunes. Cette jeune femme, à la silhouette mince, aux grands yeux brillants, ils l'ont déjà vue quelque part, mais où? Difficile de reconnaître dans ce visage souriant la femme soldat qui versait des larmes plus vraies que nature, la veille, sur la scène du cinéma du CCF, dans la pièce Les hommes désertés, de Randal Douc. Ce sont ses yeux aux longs cils, capables de pétiller de joie et de pleurer en l'espace de quelques secondes, qui lui ont permis d'être sélectionnée par le metteur en scène et l'auteur, affirme-t-elle : "Je n'avais aucune base de théâtre parlé. Mais peut-être m'ont-ils choisie parce que je suis douée pour pleurer dans les scènes émouvantes". Etudiante à l'Université des Beaux-Arts, Chenda pratique depuis qu'elle est toute petite la danse classique. Avec Les hommes désertés, la jeune femme de vingt ans a vécu une nouvelle expérience, devenue en quelque mois comédienne de théâtre parlé sous la houlette d'un metteur en scène français. Elle n'avait pourtant pas l'intention de se lancer dans une telle aventure. Par curiosité, Chenda a accepté d'accompagner un ami au casting d'une pièce de théâtre dont elle ne connaissait rien. Racontée par l'auteur lui-même, l'histoire de cette pièce la bouleverse : elle décide de tenter sa chance. Malgré son jeune âge et sa voix discrète, elle décroche, au terme d'un casting de trois jours, le rôle de Thida, une femme soldat fière et violente, orpheline de père, qui refuse de quitter son pays. Un rôle à contre-emploi, qui montre l'étendue de son talent, alors qu'elle est d'un naturel calme. "Tout le monde a été surpris de mon comportement sur scène, s'amuse-t-elle. Mon père n'en croyait pas ses yeux de voir sa fille capable d'être aussi méchante! Mes amies n'auraient jamais pensé que je pouvais crier aussi fort. Pourtant, elles ont l'habitude de m'entendre râler!" Tous ces commentaires sont autant de signes encourageants pour Chenda. Mais cela ne s'est pas fait du jour au lendemain. Elle s'est dépensé corps et âme pour se plonger dans la peau de ce personnage cruel. Son père, vice-doyen de l'Université des Beaux-arts, l'a incité à s'inspirer du film "La Déchirure".



Mais le déclic n'est pas venu : même après avoir regardé les scènes les plus dures, elle ne parvenait pas à trouver une colère profonde. Ce n'est que quelques jours avant la pièce qu'elle a réussi, grâce au metteur en scène qui a utilisé une technique radicale : la déranger, la bousculer, l'agacer, susciter en elle une colère sincère pour qu'elle la retrouve une fois sur scène. "Au début, à cause de ma voix aiguë, certains de mes collègues me disaient que je ne pourrai pas jouer une méchante femme. Mais petit à petit, j'ai appris à crier. Le metteur en scène m'a dit d'être violente comme un chien enragé qui mord dès qu'on le dérange. Avec une arme à la main, je devais haïr et avoir envie de tuer tout ce qui me dérangeait. J'ai réussi. Pour mes parents, c'est inimaginable." Cette transformation, Chenda estime qu'elle la doit à l'auteur et au metteur en scène, dont elle apprécie énormément le travail, ainsi qu'à ses collègues. Au-delà de la découverte de l'univers du théâtre parlé, Les hommes désertés lui ont permis aussi de mieux connaître, d'une façon nouvelle, l'histoire du régime khmer rouge. "Quand mon père nous racontait les exécutions et la famine sous les Khmers rouges, nous avions peur en l'écoutant. Mais notre peur était passagère car nous ne voyions pas cela de nos propres yeux. En jouant l'histoire de Randal Douc, j'ai l'impression qu'elle restera gravée dans ma mémoire. J'ai découvert une période dont on parle moins souvent, celle qui précède la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges", explique la jeune femme. Elle en a retiré aussi un message essentiel, selon elle : "A travers cette histoire, il s'agit de dire aux gens de ne pas quitter leur pays, de ne pas l'abandonner. Il faut le rappeler. Je vois tellement de gens qui partent à l'étranger, même quelques années, et qui en rentrant prétendent ne pas parler khmer. C'est dommage. Ces gens ont oublié leurs racines".

Chheang Bopha


Mardi 29 août 2006

Cambodge Soir. Théâtre.

Les Hommes désertés de Randal Douc libèrent leur violence sur les planches

Des répliques aussi déchirantes que poétiques tombant comme des couperets, des acteurs qui se jettent à la figure des vérités que l'on refuse d'entendre et le spectateur qui, au fur et à mesure que se joue la pièce, s'affaisse un peu plus dans son fauteuil, agressé par la violence qui s'exprime dans les voix, submergé par les émotions qui l'assaillent de toutes parts. Dans une mise en scène sobre et efficace de Christophe Maltot - qui dirige depuis 2003 le département théâtre du Conservatoire d'Orléans - des êtres meurtris déclinent leurs souffrances qui riment avec absences. Tous des hommes désertés, du nom de la pièce de Randal Douc, un Cambodgien de 35 ans vivant en France, parti en 1973 du royaume avec sa famille (cf CS du 20/07/06). Destins croisés dans un pays en guerre que l'on imagine être le Cambodge (même si cette contrée n'a pas de nom, elle a un "17 avril" fatidique, des "écharpes noires" et s'enfonce dans une folie meurtrière) et transmissions multidimensionnelles de la mémoire : verticale, des parents aux enfants; horizontale, de la victime qui se déleste de son lourd témoignage auprès d'un dépositaire qui en fera vivre le souvenir. La pièce tout en symboles de Randal Douc, donnée au Centre culturel français mercredi et jeudi soirs, invite assurément à la réflexion. Si les mots s'étranglent parfois dans les cris oppressants des acteurs, le khmer et le français se répondent en harmonie, les acteurs français et cambodgiens récitant le plus souvent leurs textes dans leur langue maternelle. Un débit rapide, haletant, angoissant. Difficile de sortir indemne de la séance. "Le jeu des acteurs est très bon. Surtout le petit chef khmer rouge et la soldate Thida, dont les personnages se métamorphosent d'une scène à l'autre de manière convaincante. Mais la pièce est très agressive, au point qu'il m'est arrivé à plusieurs reprises de perdre le fil de l'histoire", commentait mercredi soir à l'issue de la représentation Safarina, employée au Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam). La jeune femme estime que ce concentré du régime sanguinaire offert sur les planches en l'espace de deux heures est fidèle à la réalité.



Le jeune Vanary, qui incarne avec talent un petit chef khmer rouge despote, se réjouit de l'initiative de Randal Douc : "Peu de jeunes Cambodgiens comme lui auraient eu, ici, l'idée d'écrire une pièce sur ce chapitre de notre histoire. Jouer dans cette pièce m'aura beaucoup appris, tant sur mon jeu d'acteur que sur les Khmers rouges. Il ne faut pas taire le caractère sanguinaire de ce régime pour que les Cambodgiens n'oublient pas". L'acteur Vanny, qui joue un supérieur hiérarchique de Vanary, s'est glissé dans la peau de son personnage en visionnant, sur les conseils de l'exigeant Christophe Maltot, films et documentaires sur le Kampuchea démocratique. "J'ai finalement choisi de m'inspirer de Pol Pot. Une voix douce, caressante, un visage amical, et derrière ces faux airs, des intentions noires." Un personnage de séducteur perfide qu'il plante avec justesse. "Ce travail était très intéressant. Mais ce type de personnes qui n'ont que des belles paroles plein la bouche et des pensées cruelles plein l'esprit existe encore dans notre société...", relève-t-il. Quant au metteur en scène, Christophe Maltot, il confesse avoir trouvé avec Randal Douc "un auteur qui raconte à la fois une histoire et des sentiments très forts dans une période difficile de l'histoire". Ainsi, les personnages de la pièce, explique-t-il, entretiennent des relations rendues intenses et violentes par le contexte de la guerre. Les Hommes désertés constituent le premier volet d'un diptyque, baptisé Teuk Dey, une allusion au Cambodge d'eau et de terre. A ces hommes "désertés" qui se retrouvent face à l'absence, amputés de plusieurs choses, succèdent des hommes qui se découvrent avec quelque chose en plus, "des marques, tant physiques que morales, laissées par la guerre", raconte l'auteur, également professeur chargé de cours en mathématiques appliquées à l'Ecole Polytechnique. C'est le sujet de la deuxième pièce de Randal Douc, Rouge de la guerre, qui sera jouée l'an prochain, cette fois-ci en France, à Orléans, avec à nouveau Christophe Maltot aux commandes et la compagnie Articule sur scène.

CB avec SG


Lundi 25 septembre 2006

Lettre ouverte.

Alain Daniel, ex-directeur de la section langue et littérature cambodgienne de l'INALCO

Cher Monsieur Maltot,

Je me sens bien coupable de ne pas vous avoir trouvé le temps de vous écrire plus tôt. Je m'étais préparé à le faire pour votre départ, cela aurait été bien que vous me lisiez dans l'avion. Puis j'ai été pris par des travaux divers, des déplacements... Et pas vraiment l'envie de me replonger dans ce qui a fait le fond de votre spectacle. Vous aurez l'indulgence de considérer que celui-ci a été bien marquant pour que je le revoie encore après plusieurs semaines comme s'il datait d'hier.
Je me doutais bien que l'admirable texte de Douc Randal porté à la scène me toucherait autant que m'avait touché sa lecture. J'avais sous-estimé la puissance que l'art dramatique peut imprimer à un texte qui a été écrit pour lui. Je m'étais préparé à une illustration scénique ordinaire. Une de ces représentations, souvent de qualité, que nous offre la coopération culturelle française. Pas à la force formidable que votre talent et celui de vos comédiens lui ont donné. A la réflexion, je réalise maintenant que c'était un pari incroyablement risqué de faire cette mise en scène sur les lieux mêmes du drame et vous aviez rendu ce défi plus risqué encore en y associant des acteurs qui l'ont vécu soit eux-mêmes, soit à travers leurs proches. Votre entreprise ne pouvait qu'être une grande réussite ou un échec patent. Je l'ai ressenti comme une étonnante et inattendue réussite. De très loin la représentation la plus intelligente, la plus achevée et la plus judicieuse qu'il nous ait été donné de voir ici.
Il suffisait de voir le trouble éprouvé par les habitués de la salle du cinéma du Centre dès leur entrée pour comprendre que vous alliez gagner la partie. Cette boite rectangulaire, si médiocre dans ses proportions et son aménagement, à laquelle nous avions fini par nous habituer avait laissé la place à un véritable lieu scénique. Ce plancher, ce pont, cette intégration jamais vue ici du sous-titrage au décor nous transportait dans un espace inconnu, déjà l'espace de la tragédie, hors des conventions et des repères connus. En examinant un peu le dispositif, et en constatant que vous aviez obtenu ce résultat à partir de trois fois rien : quelques bouts de bois, un morceau de toile, on est tenté de vous prendre pour un véritable magicien.
Je vous ennuierais à détailler toute l'admiration que j'ai eu tout au long de la représentation pour votre travail. La diction, les changements de registre, les silences, la progression dramatique toujours au service du texte. Je veux à tout le moins vous dire que le soin que vous avez apporté à l'esthétique visuelle de ce qui se passe sur la scène : la disposition des comédiens, leurs gestuelle, leurs mouvements ont gravé dans ma mémoire nombre de moments particulièrement forts de la pièce. Elles n'ont pas cessé de me revenir en mémoire par la suite et me hantent encore après m'avoir gâché quelques nuits.
Mon cas est évidemment très particulier. C'est loin du pays, avec retard et en quelque sorte par procuration que j'ai vécu les souffrances du peuple khmer. Les décès qui m'ont frappé ne concernent que des amis. Pourtant, je ne suis pas parvenu, après trente ans d'efforts, à gérer ces deuils, à échapper au sentiment de culpabilité qu'engendre la non-participation sur place à ces souffrances. Je reste incapable de me modeler sur la dignité de ceux qui ont perdu des membres de leur propre famille.
Une reconstitution bien réaliste des personnages et des lieux de l'époque m'aurait été beaucoup plus confortable. Il nous aurait été possible de ne pas y croire. Mais en vous contentant de décrire les coeurs et des âmes, Randal et vous avez touché au plus juste en nous suggérant l'essentiel à travers ces acteurs si doués pour faire revivre les comportements des victimes ou des bourreaux, qui peuvent parfois cohabiter en un même individu, infiniment crédibles.
Et puis il y a cette alchimie infiniment délicate que vous avez eu l'audace de tenter, de mêler aux comédiens venus de l'étranger les propres fils et filles des victimes du génocide. Ce qui a donné á la pièce une étrange authenticité, transcendant les différences d'expérience professionnelle.
Le temps a quelque peu apaisé mon ressentiment qui laisse progressivement la place à la reconnaissance. L'effort par lequel on accepte de regarder les choses en face est plus productif que l'enfermement dans le passé et votre travail m'y a puissamment aidé. Il faut dire aux organismes qui ont permis par le soutien financier la mise en place de ce projet combien leur choix a été bien inspiré. Il faut leur transmettre les remerciements de tous ceux qui ont assisté aux deux représentations et qui n'ont pas la possibilité de le faire par eux-mêmes. Ils sont nombreux. Je les ai rencontrés (...)

Alain Daniel